//// Texte de Donald Richie sur Toshiro Mifune ////


Paru dans "From Different People: Pictures of Some Japanese" de Donald Richie, éditions Kodansha International, 1987
(article écrit en 1985-86)

Je regarde de nouveau Mifune. Il a soixante-cinq ans maintenant. Et pourtant, il ressemble beaucoup à celui qu'il était à vingt-cinq ans. Le visage a changé mais la personne est la même. Son rire, par exemple. Les lèvres se courbent mais les yeux restent sérieux. C'est un rire poli, un de ceux qui a pour but de briser le silence. C'est aussi un rire social, un de ceux qui a pour intention d'empêcher des malentendus. De plus il exprime l'accord, le souci, le malaise - toutes les qualités autres que l'humour.
L'humour de Mifune consiste en un dénigrement - de lui-même. Il a appris jeune que, peut-être, cela faisait la lumière sur lui, et, de ce fait, était une manière de gagner le respect. En parlant de lui il adopte le ton raisonné et lucide, que certains hommes utilisent pour parler de leurs enfants. Il étend ses doigts et lève ses sourcils quand il mentionne sa carrière, et soupirera ensuite - comme si ce n'était pas la sienne. C'est charmeur - quelque chose qu'il a peut-être découvert il y a longtemps.

Le rire fait partie du charme : il indique qu'il n'est pas vain, pas fier, qu'il considère ses accomplissements (quels qu'ils soient) sérieusement, mais pas trop sérieusement non plus et est presque près à se considérer comme une toute autre personne, quelqu'un du même niveau que vous et moi.
Ses attitudes ne sont pas sans sens. Quand un homme célèbre, et Mifune est maintenant de renommée mondiale, adopte une attitude discrète, un profil bas, alors le résultat est surprenant. Si l'acteur est en plus un homme d'affaires, comme Mifune l'est, puisqu'il possède sa propre société de production, le résultat est également productif - il devient un homme en qui on peut avoir confiance.
Pourtant, il ne faut pas considérer ceci comme un masque, quelque chose qu'il emploie délibérément . L'être que nous présentons n'est pas iréel parce que nous choisissons de le présenter; il est quelque chose que nous choisissons d'incarner. Mifune est un acteur, mais dans ce sens nous sommes tous des acteurs. Et les qualités qu'il incarne - travailleur, scrupuleux, digne de confiance, nesshin (faisant toujours du meilleur possible) - sont assez réelles.

Mifune a eu ses problèmes : sa société de production et ses fluctuations; sa procédure de divorce, malpropre; son amie - vingt-cinq ans plus jeune - et l'enfant qu'elle lui a donné; le tumulte quand il l'a amenée en 1974 à un dîner officiel avec Gerald Ford et l'empereur: l'acteur a été accusé dans la presse d'un crime de lèse majesté, pouvoir avoir osé afficher sa maîtresse en présence de l'empereur. Tout cela et ensuite la rupture dans sa collaboration avec Kurosawa.
Pourtant, s'il n'a pas changé au cours des quarante dernières années, si les yeux retirés et le rire vide étaient déjà là quand il avait vingt-cinq ans, les problèmes - si c'est ce qu'ils sont - doivent être plus profonds, plus compliqués.
Un des problèmes de Mifune est qu'il toujours agir de manière juste et droite dans un monde où tout va de travers. Je ne connais pas les raisons de son divorce mais je pense possible qu'il ait pu exaspérer sa femme en essayant d'être bon, en essayant d'être droit, en étant un homme aussi éternellement gentil.
Le monde n'aime pas les gens agréables. Non, vraiment. Ils viennent toujours en dernier, dit la sagesse Occidentale. Et la sagesse Orientale agit de même. Ils sont charmants, agréables à vivre, absolument dignes de confiance et alors? Ainsi pense le monde.

Mifune a été trompé dans ses transactions d'affaires, a été la victime de fraudes et de déformations et finalement, a été mal compris dans le rapport émotionnel le plus important qu'il ait jamais vécu, celui avec Kurosawa.
En Mifune, Kurosawa a trouvé son acteur idéal, un homme si ouvert et si intelligent qu'il comprenait immédiatement, incarnait les intentions du réalisateur le directeur. Kurosawa mentionne dans son autobiographie : "si je lui dis une chose, il en comprend dix. J'ai décidé de lui laisser les coudées franches". Et il a fait ainsi. Mais c'était toujours Kurosawa qui modelait la performance.
Mifune est apparu dans presque cent vingt films à ce jour et c'est pourtant seulement dans les seize films avec Kurosawa qu'il est un acteur exceptionnel. C'était le Kurosawa désagréable qui a tiré du Mifune plaisant ces performances - Kikuchiyo dans "les Sept Samouraïs", Nakajima dans "Vivre dans la peur", Sutekichi dans "les Bas-fonds", Sanjuro dans Yojimbo et Sanjuro. Si nous ne reconnaissons pas le Mifune devant nous dans ces ombres sur l'écran, c'est parce que lui non plus, seul Kurosawa s'y reconnaît.

Peut-être que seul un homme aussi modeste, aussi profondément agréable, que Mifune aurait pu supporter aussi longtemps les conséquences d'être l'objet des attentions de quelqu'un comme Kurosawa. L'objet n'est, naturellement, jamais vu comme il est, seulement pour ce que c'est capable d'être. Comme n'importe quel bon directeur, Kurosawa voit les gens en fonction de leur utilité à son projet, son film actuel.
La rupture entre le réalisateur et l'acteur est généralement considérée comme datant du film "Barberousse". Mifune, dans ses propres problèmes depuis plus de deux ans, était incapable de prendre un autre travail - encore plus incapable de travailler sur ce film parce que Kurosawa a continué à s'attarder - endété, inquiet...
Il y a eu des querelles. Et quand Kurosawa, comme beaucoup de réalisateurs, sent une défection de n'importe quel ordre, il pousse l'acteur dans ses derniers retranchements, jusqu'à la rupture ouverte. En cela, il a réussit. La dernière fois que je lui ai parlé de réengager Mifune - à l'époque où le réalisateur préparait Ran et que Mifune avait l'âge idéal pour le rôle - Kurosawa a durement répliqué qu'il ne voulait avoir aucun rapport avec des gens qui participaient à des choses comme "Shogun" (la série télévisée avec Mifune dans le rôle principal).

Ce Mifune apparaît de plus en plus dans des choses comme Shogun parce qu'il a besoin d'argent. Ainsi, il doit travailler, comme n'importe quel acteur. Et il connaît ce rôle de guerrier féodal si bien qu'il peut le faire sans se forcer. De plus, il est un homme très agréable à qui il est très difficile de dire non.
C'est peut-être de là que vient le souci permanent derrière le regard fixe absent et le rire vide. C'est le regard d'une personne qui fait de son mieux pour être bonne dans un monde qui ne l'est pas. Mifune n'a aucune inclinaison pour la perfection, il a une inclinaison pour la vertu.
A part cela, l'homme est aussi transparent que les autres. Son bureau a des plaques sur les murs, des trophées. C'est la pièce de n'importe quel cadre d'entreprise japonais. Certains espèrent même des clubs de golf ou des images de voitures de courses. Sa salle de séjour a des tas de lampes à abat-jours, une petite table d'onyx sur des pieds dorés, une chaise rembourrée comme un trône, du papier gaufré, un tapis à motifs de diamants, un lustre de cristal. Elle a tout les goûts ordinaires (ou le manque de goût) de n'importe quel nouveau riche du Japon, mais il n'y a rien dans tout cela dans Mifune.
Il n'est pas intéressé par le bureau et la maison. Quelqu'un d'autre a conçu, a choisi, acheté pour lui. Il est intéressé seulement par le bien qu'il peut faire, la justesse de son comportement, la compréhension dont il doit faire part.
Son regard fixe, distrait, son rire, son souci que la conversation continue sur une voie sans signification, sa concession, sa compréhension, éloignée mais présente. Etre entièrement bon semble aussi difficile que d'être intégralement mauvais.
Comme je le regarde, il rit de nouveau, brièvement, regardant par terre, je semble entendre ses parents disant combien Toshiro est un bon garçon. Et je peux voir Kurosawa, ce mauvais parent, se détournant de ce bon fils qui l'a aimé.
Alors Mifune sourit soudainement. Pas un rire. Un sourire. Le sourire est quelque chose d'autre. Son visage s'éclaire, son regard fixe revient. Il vous regarde comme s'il vous ne faisait que vous voir et semble amusé - par vous, par lui, par la vie. Le sourire est beaucoup de choses - c'est aussi un signe, que pendant un court laps de temps, Mifune a oublié qu'il était Mifune.